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« Les couloirs ont une fin », se dit Gosseyn. Et puisqu’il se croyait à bord d’un véhicule spatial, il pensa que ses deux gardiens et lui n’allaient pas tarder à arriver dans une autre pièce. Il supposait aussi que ce ne serait pas simplement un quartier résidentiel, comme ceux que l’on trouvait sur une planète et où les gens vivaient en appartement ou dans des maisons particulières. Car, étant dans un vaisseau de l’espace – et plus particulièrement, comme il avait des raisons de le croire, dans un navire de guerre, il pouvait s’attendre à ce que cet endroit comporte des machines.
Voix Un et Voix Deux ralentirent le pas, premier signe que, peut-être, cette progression le long d’une coursive métallique faiblement éclairée allait prendre fin. Et de leurs mains, qui l’étreignaient fermement, ils freinèrent sa marche. Bien entendu, il s’adapta immédiatement à cette allure plus modérée. Quelques secondes plus tard, ils s’arrêtèrent ; l’un d’eux tendit le bras et effleura quelque chose sur le mur.
Il entendit un déclic. Et la paroi s’écarta, transformée en porte coulissante. De la lumière brillait de l’autre côté. Pas besoin d’exhorter Gosseyn à avancer. Lorsqu’ils firent mine de le pousser, il franchit le seuil de son plein gré. Et se retrouva dans une grande salle.
Une très grande salle, dont les murs et le plafond avaient l’air d’être coulés dans le verre. Mais un verre opaque. Les murs étaient bleu clair et le plafond d’un bleu plus foncé. Le plancher, qui se déployait devant Gosseyn sur plusieurs dizaines de mètres, était constitué d’une matière différente.
Une pièce vide d’une trentaine de mètres de long sur une vingtaine de large. Pas de machine visible. Pas de table. Pas de siège. Aucun équipement. Le sol composé d’une substance qui ne ressemblait en rien à du verre était vaguement bleuté et décoré d’un motif complexe qui se répétait régulièrement.
Qu’on l’ait amené dans un endroit aussi désert éveilla en lui une profonde surprise. Mais il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre des informations ultérieures.
Une fois de plus Gosseyn attendit donc. Ceux qui l’avaient amené là lui lâchèrent les bras. Aussi Gosseyn s’avança-t-il lentement de quelques pas. Ils n’essayèrent pas de l’arrêter. Mais Un et Deux le suivirent et demeurèrent, comme auparavant, l’un à sa gauche et l’autre à sa droite.
Ce fut donc de son plein gré que Gosseyn s’arrêta après avoir parcouru quelques mètres. Et demeura là. Il avait toujours l’impression qu’il ne pouvait que s’en tenir à son premier objectif : apprendre, si possible, la nature de ce navire et le lieu d’où il venait. Et ne fournir sur lui-même que le minimum d’indices. Ne rien faire de dramatique qui puisse révéler quelque chose, sauf en cas d’urgence. Mais il ne savait pas encore bien ce qu’il voulait dire par « en cas d’urgence ».
Gardant toujours ces restrictions présentes à l’esprit, il ouvrit la bouche afin de vérifier s’il existait, dans les parois de verre, des sorties du système de communication du vaisseau.
En fait, il n’eut que le temps de dire :
— J’ai l’impression d’avoir été maltraité sans raison. Pourquoi me considérer comme un pris…
Du plafond de verre, Voix Quatre l’interrompit froidement.
— Vous recevrez le traitement que vous méritez. Dans la situation fâcheuse où nous sommes, nous avons toutes les raisons d’être méfiants. Après avoir été précipités dans un secteur de l’espace dont nous ignorons tout, nous avons découvert une capsule contenant un être humain. Le fait qu’une fois éveillé vous vous soyez aussitôt mis en communication avec un alter ego éloigné vous rend suspect à un très haut degré. Donc…
Un silence, puis :
— Donc, nous vous avons fait venir dans cette pièce que nous n’utilisons habituellement que pour nos conférences, afin de vous interroger en présence de nos plus éminents spécialistes qui décideront le plus rapidement possible de votre sort.
Presque sans reprendre souffle, Voix Quatre ajouta d’un ton de commandement quelques paroles destinées à ceux qui étaient, de toute évidence, ses subordonnés.
— Faites-le monter sur le podium !
La dernière partie de cette intervention parut, à Gosseyn, dépourvue de toute vraisemblance. Tandis qu’on lui faisait traverser – toujours avec son assentiment – le plancher orné de dessins complexes de cette salle de conférences désespérément vide, Gosseyn n’aperçut pas le moindre signe de podium.
Mais lorsque ses gardes et lui parvinrent à mi-chemin de l’extrémité de la pièce, cette partie du plancher s’ébranla brusquement. Et s’éleva, silencieusement, d’environ soixante centimètres.
Simultanément, toute une série de mouvements se déroulèrent sur la partie du sol qui venait de se surélever. Certaines parties du podium se dressèrent pour former une table et des sièges, disposés face au reste de la salle.
D’autres portions du sol se soulevèrent, devant la plate-forme, pour constituer une volée de petites marches.
Ses gardes et lui arrivèrent à l’escalier et Gosseyn le gravit sans un mot. À partir de cela, il présuma quelle devait être la suite des événements : sans se retourner ni en attendre l’ordre, il contourna la table et s’installa dans le siège du milieu.
… Juste à temps pour voir basculer tout le plancher qu’il venait de traverser avec son escorte.
Ce n’était plus une surprise pour lui. Tandis qu’il observait le processus avec intérêt, il comprit quel était le sens des motifs complexes dessinés sur le plancher. Chacune de ces décorations se déplia rapidement pour former un siège. Qui se redressa. Et s’enclencha avec un déclic.
En une minute, plusieurs centaines de sièges, disposés en rangées telles qu’on en trouve dans les auditoriums, les salles de théâtre et de conférences, se déployèrent en face de lui, attendant les…
Clic ! Clic ! Clic !
En trois endroits différents – dans le fond, au milieu et en avant –, une partie des parois coulissa. Par les six portes ainsi créées, entrèrent de longues files d’hommes. Il n’y avait manifestement que des mâles, vêtus autrement que Voix Un et Deux. De visage et de corps, ils ressemblaient aux deux gardes. Mais leurs habits n’étaient pas bouffants. Ils étaient plus ajustés et d’un gris terne.
Ce qui lui apporta un indice supplémentaire : il s’agissait d’un uniforme et ceux qui le portaient devaient être des soldats.
Un peu tendu, Gosseyn se tint coi sur son siège tandis que des dizaines de « spécialistes éminents » – il se remémora le statut que leur avait accordé Voix Quatre – pénétraient dans la salle par les six ouvertures. Ils avaient l’air de savoir où ils devaient s’asseoir. En près d’une minute, ils étaient tous installés sur leurs sièges.
Et ils se mirent à le regarder.
… Se trouver assis à une table, sur le podium d’une salle de conférences, face à un auditoire, c’était la situation normale d’un professeur… sur Terre.
Aussi Gosseyn dut-il faire l’effort d’écarter de son esprit ces associations mémorielles automatiques. Non que les souvenirs du stéréotype aient endormi sa vigilance, mais ils se manifestaient et interféraient suffisamment pour distraire son attention d’une situation qu’à un autre niveau de conscience il estimait cruciale.
Voix Quatre avait pris une mesure exemplaire. Il était en train de rejeter sur cette assemblée toute responsabilité personnelle de ce qui allait maintenant arriver.
Dans une autocratie, ce que Voix Quatre venait de faire ressemblait fort à un imparable moyen de défense.
« Saurai-je tirer profit de ce qui va se passer ? »
Avant de pouvoir analyser les composantes de sa stratégie, il entendit grincer le siège qui se trouvait à sa droite. Lorsqu’il se retourna, il vit qu’un homme corpulent, revêtu du même uniforme gris, était en train de s’y asseoir. Il était trop tard pour savoir d’où venait ce nouvel arrivant. Probablement d’une autre porte coulissante.
Le gros homme avait un visage carré et une abondante chevelure brune, broussailleuse, qui dépassait du couvre-chef complexe qu’il portait. Il dut se rendre compte que Gosseyn le dévisageait. Mais il ne tourna pas la tête pour croiser son regard.
… Pour s’assurer, pensa cyniquement Gosseyn, que personne ne pourrait ensuite l’accuser d’avoir traité le prisonnier avec humanité.
Le nouvel arrivant était manifestement un personnage clef, car il leva le bras droit et garda la main tendue devant lui. L’auditoire avait gardé un silence absolu que ne troublait même pas un bruit de pieds. Mais s’il en avait été autrement, ce bras levé d’une manière aussi autoritaire aurait suffit à l’imposer.
Après avoir attendu quelques instants, apparemment afin de s’assurer l’attention de tous, le gros homme annonça :
— Au nom de Sa Divine Majesté, je déclare la séance ouverte.
Gosseyn se trouva plongé dans un bref état de confusion mentale. Parce que ce personnage avait parlé directement en français. L’analyse qu’il avait précédemment tentée de cette connaissance de la langue française, attribuée à la virtuosité d’un appareil de traduction dissimulé dans leur coiffure, se révélait dénuée de toute signification.
Telle fut sa première réaction. La seconde suivit à la vitesse de la pensée. Parce que chacun des mots qu’avait prononcés son voisin était destiné à l’auditoire, mais la voix qui les avait énoncés n’était autre que celle qu’il avait baptisée Voix Quatre.
Ainsi, pas de problème ; il fallait bien annuler le résultat de son analyse. Voix Quatre était quelqu’un de suffisamment élevé dans la hiérarchie pour se permettre de le confronter à sa manière.
Mais bien sûr, la révélation la plus importante, c’étaient les mots eux-mêmes : « Au nom de Sa Divine Majesté… » Enfin quelqu’un venait de mentionner l’autorité suprême de ce monde fantastique dans lequel le troisième Gilbert Gosseyn vivant venait de se réveiller. Et puisque tous se protégeaient avec tant de précautions, il était évident que « Sa Majesté » opérait dans le sinistre registre des pénalisations et de la domination autocratique.
Gosseyn fut interrompu dans le cours de ses réflexions car quelque chose se produisit qui fit vibrer rythmiquement le plancher. Chacun des hommes de l’auditoire se dressa sur ses pieds, jaillissant littéralement de son siège. Et salua. Et s’assit de nouveau.
Puis un silence total s’abattit sur l’assemblée.
La rapidité avec laquelle cette séquence s’était déroulée, depuis les mots révélateurs proférés d’une voix vibrante jusqu’au silence final, le laissa tout déconcerté.
Pas pour longtemps, car les mots « Sa Divine Majesté » continuaient à éveiller en son esprit une chaîne d’associations. Et puis demeurait le fait extraordinaire que quelqu’un ici parlait et comprenait le français. Cependant, il était évident qu’à ce stade Gosseyn ne pouvait émettre que des conjectures. Et il estimait avoir, jusqu’à maintenant, échafaudé suffisamment d’hypothèses.
Il était temps de s’adresser directement à ces gens. Les premiers mots qu’il prononça, après avoir pris cette décision, lui vinrent facilement aux lèvres. Parce que, dans le doute, il savait qu’il fallait laisser à l’autre partie la charge d’apporter les réponses.
— Je ne comprends pas ce que votre situation a de fâcheux. Je vous ai entendu dire que vous ne saviez pas où vous vous trouviez. Mais par rapport à quoi ? D’où venez-vous ? Qui êtes-vous ?
En parlant, il s’était tourné vers le gros homme ; puisqu’il n’y avait qu’eux deux sur le podium, il était à supposer que les questions et les réponses allaient s’échanger entre Voix Quatre et lui.
Le silence se prolongea. Les yeux d’un jaune orangé restaient fixés sur les siens – dont il ignorait la couleur, à moins que tous les yeux des Gosseyn ne soient du même gris d’acier.
Ceux de Voix Quatre se rétrécirent soudain et il dit, sèchement, en homme habitué à commander :
— C’est à nous de poser les questions. Comment vous appelez-vous ?
Gosseyn se garda bien de discuter. Il savait que seule la vérité pouvait disposer ces êtres à lui fournir les informations qu’il désirait.
— Je m’appelle Gilbert Gosseyn.
— D’où venez-vous ?
— Je suis un être humain venu d’une planète nommée Terre.
Ce n’était pas la peine de leur révéler de son plein gré que Gosseyn Un et Gosseyn Deux croyaient que l’humanité était arrivée, il y avait très longtemps, d’une autre galaxie.
— Qu’est-ce que vous faisiez en état d’animation suspendue, dans une capsule spatiale ?
Gosseyn prit le temps d’inspirer profondément. C’était indubitablement la question essentielle. Mais puisqu’ils possédaient déjà des données considérables à ce sujet, Gosseyn répondit du même ton calme :
— Je suis un double de mon alter ego, programmé pour se réveiller si celui-ci était tué.
— L’a-t-il été ?
Gosseyn n’hésita pas :
— Comme vous le savez très bien, j’ai été réveillé par vos appareils. Aussi, maintenant, y a-t-il deux Gilbert Gosseyn ; mais très éloignés l’un de l’autre.
— Est-ce une technique de survie couramment pratiquée par les êtres humains qui vivent sur la planète Terre ?
— Non. C’est un fait unique qui ne concerne que les Gosseyn qui m’ont précédé, et moi.
— Pouvez-vous m’expliquer les raisons de cette situation particulière ?
— Pas vraiment. Mon prédécesseur a émis là-dessus quelques conjectures. Mais je ne pourrais pas vous les exposer brièvement.
— Très bien.
L’expression du visage de Quatre se fit brusquement menaçante.
— Alors, expliquez-moi par quelle coïncidence les cent soixante-dix-huit mille vaisseaux de guerre de l’empire dzan se sont trouvés, soudain et sans avertissement, transportés dans un secteur inconnu de l’espace où flottait justement la capsule dans laquelle vous reposiez en état d’animation suspendue !
Après un passage à vide, Gosseyn pratiqua une pause cortico-thalamique. « Je l’ai bien cherché. Je voulais des informations… et j’en reçois plus que je n’en espérais. » La fonction analytique de son cerveau se mit à manipuler des chiffres, en tenant compte que chaque navire de guerre pouvait contenir des milliers de combattants…
C’était là un événement spatio-temporel si colossal que, pour finir, il se dit que seule la Sémantique générale pourrait lui fournir une explication conjecturale. Il répondit donc prudemment :
— Il y a une possibilité que l’univers ne soit, fondamentalement, qu’une apparence et non un être, et il arrive que le néant reprenne momentanément le dessus. Durant une fraction de seconde, les distances n’existent plus.
Il aurait été inopportun de révéler que c’était dans ces conditions-là, semblait-il, que le cerveau second des Gilbert Gosseyn voyageait par similarisation à vingt décimales.
Gosseyn ne quittait pas des yeux le visage de Quatre qui reflétait clairement ses réactions. Il put presque y lire ce que le gros homme tirait de cette fantastique interprétation. Comment il considéra chaque donnée et arriva, finalement, au cœur de l’énigme.
— Oui… (le ton n’était pas celui de la colère mais de la discussion)… mais quel pourrait être le facteur de liaison entre ce point de l’espace où nous étions engagés dans une bataille décisive avec la flotte de notre ennemi mortel et celui où vous vous trouviez, flottant dans cette capsule ?
« Plus besoin de poser de questions, se dit Gosseyn, je reçois plus d’informations que je n’en aurais demandé. » Une bataille : cent soixante-dix-huit mille vaisseaux de guerre dzan contre un ennemi « mortel ». C’était un événement spatio-temporel qui éclipsait la grande bataille du Sixième Décan entre les forces colossales d’Enro le Rouge et celles de la Ligue ; et à laquelle Gosseyn avait mis fin par la défaite du Disciple.
Les conséquences lui parurent d’une importance aussi remarquable ; et les mots jaillirent presque automatiquement de sa bouche :
— Que croyez-vous qu’il soit arrivé à vos ennemis ? Auriez-vous eu la chance de les laisser en arrière… eux et leur flotte ?
Gosseyn s’attira une réplique cinglante.
— Votre conception de la chance est totalement différente de la nôtre. À cause de cette disparition du champ de bataille, notre merveilleuse civilisation est maintenant à la merci d’une culture non humaine qui nous est hostile. Et nous croyons que vous êtes, d’une manière ou d’une autre, responsable de ce désastre. Aussi…
Quatre laissa peser sur lui un silence menaçant mais la voix de soprano d’un jeune garçon jaillit, perçante, du plafond :
— Amenez-le-moi ! Je veux le voir ! Je saurai bien découvrir ce qui s’est passé ! Je vais le faire parler !
Cette intervention plongea Gosseyn dans une profonde surprise. Surtout lorsqu’il vit ce qui se passa alors. Tout l’auditoire se dressa sur ses pieds et salua. Et resta debout. Le voisin de Gosseyn dit d’une voix entrecoupée par l’émotion :
— Oui, Votre Majesté ! Tout de suite, Votre Majesté !
Déroulement inattendu… un enfant-roi doué d’un pouvoir absolu…
Mais Gosseyn se posa aussitôt la question suivante : quel type de pouvoir ?